C. G. de Lamoignon de Malesherbes: Voyage

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Titel
Voyage des Montagnes neuchâteloises. Extrait du journal autographe inédit de son Voyage en Suisse en été 1778


Autor(en)
de Lamoignon de Malesherbes, Chrétien Guillaume
Herausgeber
Roland, Kehr
Erschienen
Genève 2011: Editions Slatkine
Anzahl Seiten
213 S.
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Philippe Henry

On connaît Malesherbes (1721-1794) avant tout pour la droiture de sa carrière, pour ses idées et son action en faveur du progrès et des Lumières en France : libéral directeur de la Librairie (organe chargé du contrôle des productions imprimées), habile protecteur des encyclopédistes, éphémère mais lucide ministre de Louis XVI, loyal défenseur du roi lors de son procès. Il finira par payer de sa tête le prix de son indépendance d’esprit et de sa hauteur de vues, qui le conduiront à l’échafaud. Son inlassable curiosité intellectuelle, notamment sa passion pour la nature et l’« histoire naturelle », la géologie et la géomorphologie, la botanique et l’agronomie, plus généralement son intérêt proprement encyclopédique pour la technique, ou encore son goût marqué pour l’analyse des institutions judiciaires et politiques, ont fait l’objet de diverses études.

On sait moins que Malesherbes a été, suivant la mode naissante de son temps, un voyageur attentif ; voyageur doué d’un remarquable talent d’observation dont témoignent les récits qu’il a laissés de ses excursions, qu’il faisait généralement incognito, en France, en Hollande et en Suisse. Ces récits de voyages, ou plutôt ces aide-mémoire ou ces carnets de notes peu élaborés, n’ont jamais été publiés. Leur écriture en est dificilement lisible et ils ont été tenus au fil des déplacements. Ces carnets sans apprêt sont donc dotés d’une grande spontanéité, parfois amoindrie par des corrections ou des adjonctions ultérieures de la main de l’auteur.

Parmi les textes de ce genre rédigés par Malesherbes, la relation de l’excursion de l’été 1778, qui le mène en Franche-Comté, puis en Suisse par la principauté de Neuchâtel, pendant trois mois, était méconnue. Roland Kaehr, ethnologue et muséographe très versé dans l’étude du XVIIIe siècle Neuchâtelois 1, et Mélanie Bart Gadat, spécialiste des récits de voyage de Malesherbes 2, ont pris l’heureuse initiative de publier une partie des notes relatives à ce voyage – auparavant présentées dans un article paru en 2010. 3

Il faudrait pouvoir compléter ces textes par la lecture d’une riche correspondance et de « mémoires » rédigés postérieurement sur des thèmes particuliers, tous textes inédits, sortes d’annexes ou de prolongements, en rapport avec les voyages. Malesherbes aime en effet, pour le progrès d’une connaissance susceptible d’applications concrètes, communiquer ses observations à des scientifiques souvent renommés dans le réseau épistolaire desquels il est bien intégré ou avec lesquels il est en contact direct. Il parsème aussi ses écrits de dessins ou de schémas explicatifs dont malheureusement de trop rares exemples ont été retenus pour cette édition, qui par ailleurs, petit reproche, aurait mérité une annotation plus substantielle. Par ailleurs, le volume contient une excellente introduction, dans laquelle le cas de Malesherbes est utilement placé dans le contexte de la pratique du voyage au XVIIIe siècle et rapproché de la tonalité des récits de voyage de cette époque. 4

La lecture de ces notes est un peu heurtée. Il ne s’agit pas d’une construction littéraire, mais d’une collection de faits rapportés, d’impressions, de questions et de réflexions, imprécisément organisée en fonction de la chronologie et de la géographie, des aléas du voyage et des rencontres.

La richesse du texte permet de dégager, me semble-t-il, au moins trois principaux « niveaux de lecture » en interactions étroites. Tout d’abord et peut-être prioritairement celui de ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières », de la place de Malesherbes dans leur affirmation et leur diffusion, des formes de sa participation. On peut ensuite considérer le texte comme une manifestation du phénomène du voyage, de ses pratiques et de ses modes de relation au XVIIIe siècle. Enfin on peut le lire comme un témoignage direct sur l’état du pays, de ses institutions et de la société neuchâteloise en 1778, ou encore sur le cadre géographique et naturel de la vie des Neuchâtelois, thèmes dont une esquisse rapide mais parfois très éclairante est offerte.

Disons cependant d’emblée que la description du pays débouche sur davantage de confirmations que de révélations. Malesherbes est inspiré par des lectures 5, dont la nature n’est pas souvent précisée, à l’exception principale de la Description des montagnes et des vallées…, de Frédéric Samuel Ostervald, alors de parution récente 6, qu’il utilise comme une sorte de guide de voyage et auquel, très influencé, il se réfère souvent, quitte à le corriger à l’occasion.

Malesherbes, venant de Bienne, entre le 20 juillet 1778 dans la principauté par le littoral oriental, dont la route le frappe par son mauvais état. Il passe par Anet, puis Thielle (péage du pont) et se rend directement à Neuchâtel, dont il donne une bonne description. Il visite ensuite avec une grande attention les « usines » et « rouages » de Serrières (tréfilerie, papeterie, scie, fonderie de cuivre), décrites avec une précision scientifique (certains passages font penser à un commentaire de planches de l’Encyclopédie). Puis, suivant à l’envers l’itinéraire d’Ostervald, il gagne, par Valangin et le « Val de Reuss », La Ferrière (visite du fameux cabinet de curiosités d’Abraham Gagnebin). Il s’arrête ensuite, étant passé dans le Val de St-Imier, à La Chaux-de-Fonds et au Locle, émerveillé, comme le sont alors très généralement les visiteurs étrangers, par les moulins souterrains et bien sûr par le phénomène alors encore naissant du développement de l’horlogerie. On le retrouve à La Brévine et dans ses environs. Par Les Verrières il gagne ensuite le Val-de-Travers, après un passage par erreur « dans un village nommé le Boyard » (l’exactitude de la toponymie n’est pas le point fort de l’auteur !). Après Môtiers-Travers, étape moins « rousseauiste » qu’on ne pourrait le croire, et le franchissement de « l’Eclusette » (la Clusette), il redescend à Neuchâtel. Il visitera par la suite la manufacture d’indiennes du Bied, et sera reçu notamment par Ostervald avec lequel il pourra discuter de ses impressions, améliorer son information, préciser quelques points de ses observations. Enfin, par Vaumarcus, il se rend à Yverdon, puis Payerne, ce qui l’amène à de longs développements sur la République de Berne et le Pays de Vaud bernois. Retour à Neuchâtel par Avenches et Morat. Après une brève et intéressante excursion à Chaumont, atteint par un chemin « détestable » et dont il plaint les rares habitants qui doivent passer huit mois de l’année ensevelis dans les neiges (sic), il quittera Neuchâtel, le 2 août 1778, pour Berne.

Son passage n’aura duré que deux petites semaines ; on conçoit donc que, malgré la vivacité de son intelligence, sa volonté de documentation et sa grande culture, Malesherbes n’ait pas eu le temps de percevoir toutes les complexités locales… Et c’est peut-être, un peu paradoxalement, sa perception du système institutionnel et politique, dans son fonctionnement global, qui paraît le moins convaincante, en tout cas incomplète, malgré la pertinence de nombres d’observations limitées. Il est vrai que la nature exacte du lien subtil avec les Hohenzollern, le jeu institutionnel interne des pouvoirs et des contre-pouvoirs (le rôle de l’oligarchie est pratiquement ignoré), ou encore l’influence de Berne et de la Suisse sur la politique neuchâteloise constituent des nébuleuses dont la compréhension n’est pas aisée, comme le montrent aussi les observations souvent approximatives ou erronées de nombreux autres voyageurs contemporains. 6 Malesherbes partage les illusions de certains de ces voyageurs au sujet du « bonheur » des Neuchâtelois (qui sont « le peuple le plus heureux de la terre » parce qu’ils ne paient pas d’impôts, parce que « chacun jouit de la liberté la plus entière » et parce qu’ils n’ont pas d’obligations militaires, p. 140). La principauté, de la sorte, est vue comme une sorte de modèle de bon gouvernement, ce qui mériterait au moins une discussion. Les fondements juridiques et l’organisation judiciaire du pays sont en revanche mieux vus, en dépit de quelques raccourcis : Malesherbes dépend beaucoup, en dehors de lectures forcément incomplètes, de la qualité de ses informateurs, à l’évidence inégale.

Grands sont donc l’intérêt et l’utilité de cette édition de texte, qui finalement témoigne davantage des pratiques et d’une certaine « idéologie » du voyage à la fin du siècle des Lumières plus qu’il n’innove dans la connaissance des réalités neuchâteloises.

1 Voir notamment Roland Kaher, Le mûrier et l’ épée : le Cabinet de Charles Daniel de Meuron et l’origine du Musée d’ethnographie à Neuchâtel, Neuchâtel, Musée d’ethnographie (thèse), 2000, 433 pp.
2 Mélanie Bart Gadat, Les Carnets de voyage de Malesherbes : Etude et édition critique, Paris, thèse de l’Ecole nationale des Chartes (Edition de textes, époque moderne), 2008, 3 vol., dactyl., 2’532 pp.
3 Roland Kaher, « Le Voyage de Suisse de Malesherbes et son « pèlerinage, rousseauiste en 1778 », Bulletin de l’Association Jean-Jacques Rousseau (Neuchâtel), 70, 2010, pp. 3-39.
4 Quant aux voyages dans la principauté de Neuchâtel, les auteurs ne mentionnent pas dans leur bibliographie l’article de Raphaël Béguelin, « Trois relations de voyage inédites en français concernant les Montagnes neuchâteloises (fin XVIIIe-début XIXe siècle) », Revue Historique Neuchâteloise 4, 2001, pp. 181-205, ni surtout, du même auteur : Le regard des autres. Les Montagnes neuchâteloises d’après les relations de voyages (1750-1820), Université de Neuchâtel, mémoire de licence ès lettres, 2000.
5 Cf. notamment p. 49 : « les livres que je lis continuellement depuis mon départ » servent de base à une analyse de « la prospérité de cette province ».
6 Description des montagnes et des vallées qui font partie de la Principauté de Neuchâtel et Valangin, Neuchâtel, 1764 (1ère édition).
[7] Philippe Henry, « Libertés neuchâteloises et liberté suisse : regards étrangers sur les institutions de la principauté de Neuchâtel au XVIIIe siècle », Revue Historique Neuchâteloise 3-4, 2002 (Des chartes de franchises à la nouvelle Constitution : une histoire des institutions neuchâteloises), pp. 143-167.

Citation:
Philippe Henry: Compte rendu de: Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes: Voyage des Montagnes neuchâteloises, extrait du journal autographe inédit de son Voyage en Suisse en été 1778. Introduction, transcriptions et annotations de Mélanie Bart Gadat et Roland Kaehr. Edité et mis en page par Roland Kaehr. Genève, Editions Slatkine, 2011. Première publication dans: Revue historique neuchâteloise, Vol. 149/1-2, 2012, pages 127-130.

Redaktion
Veröffentlicht am
20.06.2013
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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